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Retour sur le retrait d’Uber du marché des VTC marocains

Deux ans et demi. Le 19 février 2018 dernier, Uber Maroc annonçait son retrait du marché marocain, et ce à travers un communiqué qui venait clore – « provisoirement » ? – une aventure de deux ans et demi pour la plateforme américaine de mise en relation avec des VTC. Ce retrait soulève de ce fait plusieurs questionnements : quelles sont les raisons sous-jacentes au repli du leader mondial ? Quelle grille de lecture adopter ? Quelles évolutions sont à prévoir pour le marché des VTC marocains ? Hasard du calendrier, cet évènement coïncide avec l’arrivée de Rajeev Misra (directeur de SoftBank Investment Advisers) comme actionnaire principal de la société.

Pourtant, du fait de sa présence dans près de 630 villes (et autant de cultures et sociétés différentes) dans le monde, on aurait pu penser que le développement de l’activité maghrébine avec sa filière VTC casablancaise ne saurait être qu’une formalité pour le géant américain. Néanmoins, ce retrait met en lumière certaines « failles du système » et surtout désacralise l’expertise uberienne du new market entrance. Qu’est-ce qui fait du marché marocain un chemin semé d’embuches ? Ses fortes contraintes réglementaires à coup sûr, mais pas seulement (comme pourrait le laisser croire le communiqué Uber datant du 19 février 2018). Il s’agit aussi et surtout de prendre en compte les données liées à la culture et à la société urbaine marocaine, notamment dans sa multiplicité et sa diversité.

L’impératif réglementaire comme premier obstacle

Pour pouvoir saisir la difficulté rencontrée par Uber pour développer son activité marocaine, il faut être conscient des contraintes juridico-sociétales du pays. Première contrainte et non des moindres : la grima, ou « agrément » dans sa version française.

La grima est une autorisation de transport permettant d’exploiter un service public de transport. En particulier, pour fournir un service classique de taxi, il faut posséder une grima. La conséquence directe pour un nouvel entrant est la suivante : pour fournir un service public de transport à destination du citoyen lambda, il faut – en plus d’autres attendus juridiques que l’on omettra de décrire ici :

  • Disposer de ses propres agréments (B2C, à la manière de votrechauffeur.ma)
  • Ou mettre en relation la population avec un service disposant lui-même d’une grima (sorte de B2B2C)

Etant une plateforme de mise en relation, Uber s’est dès le début positionné dans la deuxième des catégories décrites précédemment. Plus précisément, la revendication de l’antenne marocaine est « [d’être] une société technologique qui fournit un service d’information via son application mobile à des sociétés de transport ayant un agrément de transport touristique », selon un communiqué publié le 5 août 2015 en réponse à un autre communiqué de la Wilaya (Division Administrative) de Casablanca à l’agence MAP. Cette revendication pose une contradiction existentielle pour Uber Maroc : opérer avec un agrément de transport touristique alors que la population explicitement ciblée n’est pas touristique. Uber a certainement vu en l’exploitation d’une grima de transport touristique une faille du système de rente marocain, mais cette « combine » juridique l’a positionné dès le début dans une situation jugée illégale par les autorités locales.

La pression politico-sociétale, vecteur d’annihilation de l’activité commerciale ?

Déclarée illégale, et attaquée par les syndicats de taxi et de transport marocains arguant une « concurrence déloyale », Uber Maroc s’est rapidement retrouvé dans une position très délicate. L’arrivée d’autres nouveaux acteurs du VTC au Maroc (Careem notamment, puis Heetch plus récemment) n’a fait qu’embraser l’atmosphère sociale. Violences, actes de vandalisme … les chauffeurs de la société américaine se sont retrouvés dans une situation de double peur constante :

  • La peur d’être violentés par des militants sociétaux et/ou syndicalistes
  • La peur d’être verbalisés par la police du fait que leur activité ait été déclarée illégale par les autorités

Dans ce contexte, il était difficile pour la société américaine d’envisager sereinement son avenir marocain. Néanmoins, peut-on réellement réduire cet échec à la difficulté de faire face à la pression juridico-sociétale ? Ce serait oublier qu’un cas de new market entrance est d’abord un défi stratégique, dont la réussite est avant tout conditionnée par le modèle économique adopté.

Un modèle économique déconnecté de la réalité urbaine marocaine

Deux ans et demi après son arrivée à Casablanca, Uber Maroc revendiquait 19 000 utilisateurs « réguliers » (c’est-à-dire utilisant le service 2 à 3 fois par semaine), pour 300 chauffeurs déployés. Pour prendre conscience de la signification de ces chiffres, il suffit de les comparer à l’offre de transport public existante : 15 000 taxis disponibles en 2015, et ce uniquement à Casablanca. L’activité d’Uber est donc économiquement négligeable, ce qui peut paraître paradoxal au vu de l’insuffisance de l’offre de transport public, notamment dans la capitale économique qui abrite près de 4 millions de personnes : difficulté de trouver des taxis vides, bus en surcapacité, congestion du trafic due à l’utilisation abusive de la voiture personnelle, etc. Le potentiel économique est donc bien présent mais il n’a pas du tout été exploité, d’autant plus que le taux de pénétration de smartphones, qui est l’outil de commande d’un Uber, atteint les 70% selon une étude publiée en mars dernier par Jumia (un des leaders de l’e-commerce marocain).

La question qui se pose donc est : en quoi le modèle économique d’Uber ne permettait pas de soutenir les besoins de la société urbaine marocaine ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord comprendre le fonctionnement de l’offre de taxi au Maroc, puisqu’il s’agit de la principale (voire l’unique) force opposée au développement d’Uber.

Il existe deux grands types de taxis au Maroc :

  • Le « petit taxi » : dédié au transport urbain, peut transporter jusqu’à 4 personnes ; il s’agit en général d’une Fiat Uno ou Palio, ou d’une Peugeot 205. Chaque ville se caractérise par une couleur de « petit taxi » différente (rouge à Casablanca, bleue à Rabat, jaunâtre à Marrakech, etc.). Ce type de taxi est a priori celui qui est, par son activité, frontalement opposé aux Ubers.
  • Le « grand taxi » : dédié aux trajets routiers, peut transporter jusqu’à 6 personnes (!) ; le « grand taxi » est, dans la plupart des cas, une vieille berline Mercedes datant des années 80.

Pour se rendre d’un point A à un point B en utilisant un « petit taxi », il suffit d’appliquer la méthode « je sors de mon domicile et j’attends le passage d’un taxi », c’est-à-dire se positionner sur le bas-côté de la rue ou du boulevard et tendre sa main dès qu’un taxi passe. S’il reste une place dans le véhicule, et si le trajet A-B proposé au chauffeur lui « convient » (c’est-à-dire qu’il n’implique de faire un long détour), le client peut monter. Le tarif minimal est alors de 7,50 Dhs (environ 0,70€), et peut exceptionnellement monter jusqu’à 30 ou 40 Dhs (3,5€) pour des courses qui font le tour de la ville.

Sachant qu’un trajet en UberX était facturé a minima à 16 Dhs et que le tarif au kilomètre est plus important que celui d’un « petit taxi », on peut affirmer que les clients potentiels de la société américaine peuvent être de deux types :

  • Soit le client fait partie des CSP+ et utilise Uber car il n’a pas de chauffeur personnel ; auquel cas il utiliserait plutôt l’offre UberSELECT (un tarif minimum de 31,50 Dhs dans une voiture haut de gamme)
  • Soit le client fait partie de la classe moyenne dite « large » et dispose d’un smartphone (ce qui n’est pas forcément le cas) ; auquel cas, l’argument principal à prendre en compte serait l’argument financier

Cela représenterait donc une proportion non négligeable de la population. Mais ce serait omettre l’impact des facteurs culturels sur les modes de consommation. En effet, le marocain lambda n’a pas pour habitude de payer un chauffeur avant la prise en charge, et surtout le réflexe « je sors de mon domicile et j’attends le passage d’un taxi » est encore bien ancré dans l’esprit collectif. Rajouter une nouvelle offre de chauffeurs VTC en plus de celle déjà existante des services publics risquait par conséquent de complexifier l’offre de transport urbain au lieu de la simplifier, aussi bien pour le citadin que pour les autorités locales.

Campagnes politiques et nécessité du changement

Il est clair que l’économie de rente due au système des grimas n’est pour l’instant pas adaptée au virage technologique que pourrait prendre la société marocaine, car elle implique notamment une importante part de dissuasion administrative. Comme l’a rappelé Uber Maroc, « plusieurs lois relatives au transport ont été rédigées avant que les smartphones et applications n’existent ». Néanmoins, de là à se positionner en tant qu’acteur du changement législatif, il y a un grand pas difficilement franchissable. Qu’à cela ne tienne, Uber Maroc a revendiqué son envie de « travailler avec les régulateurs afin d’adapter la régulation aux nouvelles technologies », autrement dit : faire en sorte que le cadre juridique marocain entre dans le moule Uber plutôt que l’inverse.

De ce fait, l’aventure marocaine d’Uber se caractérise par une politique marketing marquée par de nombreux coups de communication teintés d’aspects « politiques », qui peuvent être compris comme des accélérateurs du changement juridique attendu par Uber. Entre UberGREEN (mise à disponibilité de voitures électriques durant la COP 22 de Marrakech), UberINTIKHABATES (gratuité du déplacement vers un bureau de vote pendant les élections – « intikhabates ») ou encore UberRAMADAN (versement de dons pour l’Association de Solidarité Féminine), Uber Maroc a multiplié les actions politico-sociétales, en restant paradoxalement dans une position de paria juridique vis-à-vis des autorités locales.

La diversification du marché des VTC marocains

Globalement, l’épisode Uber Maroc est une expérience grandement constructive pour les prochains acteurs du VTC marocain (dont pourraient faire partie Uber). La société américaine a « subi » un ensemble de circonstances défavorables (contraintes juridiques, violence sociale, etc.), qui l’ont placée dans la position du « défricheur de terrain ». Uber Maroc n’a pas vraiment su/pu exploiter le potentiel du marché du transport urbain marocain, en adoptant un modèle économique complexifiant l’équation préexistante.

Le plus intéressant désormais sera de suivre l’évolution des autres acteurs du marché. Careem va-t-il également battre en retraite, étant positionné sur un des segments d’Uber ? Heetch a quant à lui trouvé un compromis socialement plus viable : mettre en relation l’usager avec les taximen en contrepartie d’une plus-value financière, grâce à leur plateforme Fiddek – « dans ta main ». Dans un marché marqué par ses particularités sociétales, il se pourrait que ce soit finalement un acteur local qui rafle la mise.

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